« À l’exemple des martyrs, cultivons
la fraternité, la paix et le service au prochain »
Que signifie pour toi personnellement la béatification de nos frères martyrs Ladislas Radigue, Polycarpe Tuffier, Marcellin Rouchouze et Frézal Tardieu ?
Nos quatre frères, qui aimaient Paris, étaient des personnes de tous les jours, au service de la Congrégation, de la formation et de sa mission. Ils cultivaient la simplicité et l’humilité, la fraternité et la disponibilité, redoublaient de zèle pour l’adoration et étaient profondément inspirés par les Fondateurs. Au-delà du martyr, nous avons là quatre belles figures de sainteté.
J’espère que cette béatification nous permettra de dépasser les clivages et les querelles, de ne pas s’enfermer dans notre propre « espace mémoriel ». L’histoire de la Commune est une histoire vaste, complexe et plurielle. Puissions-nous à l’exemple des martyrs cultiver la fraternité, la paix et le service du prochain.
Nous te proposons un exercice difficile : peux-tu résumer le contexte historique entourant la fusillade de nos frères martyrs de Picpus ?
Il est difficile de « synthétiser », de réduire l’histoire à quelques mots, à quelques faits… Il est important, pour le contexte historique, de ne pas s’arrêter uniquement sur la journée du 26 mai 1871. Je renvoie aux quatre fiches préparées par la Commission et aussi aux livres de Robert Tombs (anglais), Laure Godineau et Quentin Deluermoz…
Ladislas, Frézal, Marcellin et Polycarpe sont tués lors de la « Semaine sanglante ». Le gouvernement français souhaite mettre fin au mouvement social et insurrectionnel qui avait débuté le 18 mars. Ce mouvement, appelé « Commune de Paris », avait des aspirations profondes, avec au cœur des réformes politiques et sociales, un désir à plus de liberté et d'égalité, à plus de participation des citoyens et citoyennes. Il était aussi teinté d’anticléricalisme. On souhaite établir une laïcisation de la société et de l’éducation, une séparation de l'Église et de l'État, et mettre fin au « vieux monde gouvernemental et clérical ». Cependant, l’anticléricalisme n’était pas général et prenait des visages différents selon les quartiers de Paris, mais, dans le XIIème et à Issy, 118 membres de la Congrégation furent arrêtés (84 sœurs, 21 frères et 13 pères).
Le 21 mai, après deux mois de combats à l’extérieur, l’armée versaillaise pénètre dans Paris par l’ouest et avance quartier par quartier. La répression est terrible, c’est une épuration, la guerre civile bat son plein, les massacres s’enchaînement. Le vendredi 26 mai, l’étau se resserre, l’armée est aux portes de la prison de la Roquette où nos pères étaient emprisonnés. Un colonel, Emile Gois, enjoint le directeur de la prison de lui livrer 50 détenus dont 10 prêtres choisis au hasard. Le cortège rejoint l’un des derniers bastions, situé rue Haxo. Ladislas, Frézal, Marcellin et Polycarpe y furent tués, avec le P. Planchat.
Le 28 mai, les dernières barricades tombent. Le bilan humain est lourd et il est toujours soumis à discussion : plus de 7.500 morts, dont plus de 1.400 fusillés après les combats, 38.000 arrestations, plus de 10.000 personnes condamnées (dont 23 condam-nations à mort effectives) et plus de 3.800 personnes déportées au bagne.
Qu'est-ce qui te frappe le plus dans le profil biographique du Père Ladislas et de ses compagnons ?
Ladislas et Polycarpe nous laissent une grande quantité d’écrits et de manuscrits, parmi lesquels se distingue, par sa taille et sa beauté, le commentaire sur la Règle de Ladislas. C’est véritable traité de spiritualité des SSCC, écrit en 1864, de 860 pages. Quant à Frézal, nous pourrions retenir son passage à Louvain où il a vécu pendant 13 ans : il trouve les arguments pour ne pas fermer la communauté, développe l’œuvre de la Sainte Enfance et travaille avec le monde Universitaire. Et pour Marcellin, grand amoureux de la Philosophie, il marque de son empreinte les archives : il achève de rédiger pendant le siège un registre des frères, écrivant une petite biographie sur chaque frère ; puis fait un résumé des lettres des missionnaires d’Océanie et d’Amérique Latine depuis les débuts. Marcellin nous laisse une abondante correspondance qui révèle une personnalité équilibrée, bienveillante, compréhensive, tout en restant ferme. Sa correspondance avec la famille d’Eugène Eyraud, après sa mort sur l’île de Pâques, témoigne de sa tendresse et délicatesse.
Les saints établissent entre eux des relations de fraternité et d'amitié. Veuilles nous parler de la relation de Saint Damien De Veuster avec ces martyrs.
Damien a foulé le sol français à deux reprises et a vécu avec certains d’entre eux. La première fois, c’était lors de sa formation, dans le cadre du noviciat. À cette époque, on avait la coutume d’envoyer les novices de Louvain à Issy pour y faire les trois derniers mois du noviciat et se préparer à la profession. Damien, avec deux autres compagnons, part de Bruxelles le 6 juin 1860 et arrive au chant du coq, le lendemain, à Paris. Il passe à la Maison-Mère avant d’arriver à Issy où il y avait un Maître des novices, nommé par le Bon Père, Alexandre Sorieul, et deux directeurs : Ladislas (depuis 1848) et Frézal (depuis 1858).
Ensuite, Damien rejoint Picpus pour y faire sa profession entre les mains d’Euthyme Rouchouze, le 7 octobre 1860. Frézal, qui venait d’être nommé Professeur de Dogme à Picpus, était présent et signe l’acte. Pour les études greco-latines, Damien reste à Picpus jusqu’en septembre 1861, puis revient à Louvain pour étudier la philosophie et la théologie.
Deux ans plus tard, Damien quittera sa terre natale et reviendra à Picpus, entre le 24 et 29 octobre 1863, avant de partir pour Honolulu, pour un temps de retraite de trois jours. Il y retrouve Frézal et Polycarpe, procureur, et c’est ce dernier qui l’accompagnera jusqu’au port de Brême.
Nous savons que Damien, Martyr de la Charité, a été fortement marqué par sa période de formation à Louvain et à Paris, par le fait d’être passé sous le drap mortuaire, mais aussi, sans-doute, par le témoignage même des Martyrs de Picpus, car il gardait une image de dévotion d’eux et lira le livre de Benoit Perdereau sur le Martyrs quelques mois avant de s’offrir pour Molokaï.
Que nous enseignent aujourd'hui nos frères sscc martyrs de la Commune ?
Je ne sais pas s’il faut employer l’expression « Martyrs de la Commune », plutôt Martyrs « lors » de la Commune, l’expression « Martyrs de Picpus » semble plus juste…
Pour reprendre la question, nos frères savaient que tout pouvait se passer et se savaient fragiles et vulnérables. Dès la fin août 1870, Marcellin écrira dans une lettre à un père de notre Congrégation : « Je n’ai que le temps nécessaire pour vous souhaiter un bonsoir affectueux à vous, […] et enfin pour recommander à vos prières les pauvres habitants de Picpus menacés à la fois et par les Prussiens et par les révolutionnaires de la Capitale. Adieu donc, et peut-être pour toujours ! »
Tous, comme l’écrivait Friedhelm Geller sscc, tous s’étaient préparés depuis la profession religieuse « à devenir » victime.
Ladislas et ses compagnons ont été jetés en prison, menacés et tués, parce qu’ils aimaient et suivaient Jésus et qu’ils étaient prêtres. On les tire au hasard… Jésus lui-même avait prévenu ses disciples : « Vous serez détestés de tous à cause de mon nom ; mais celui qui aura persévéré jusqu’à la fin, celui-là sera sauvé. » (Mt 10,22). Ils n’ont pas cherché à être victime, mais dans leur mort, ils nous laissent un témoignage de foi et témoignent du Christ jusqu’au don de leur vie, par amour.
Montres-nous un texte de nos martyrs qui te semble particulièrement pertinent pour nourrir notre spiritualité.
Quelques années auparavant, Ladislas Radigue avait donné une conférence sur l’« Esprit de Sacrifice », dirigée à des frères qui se préparaient à prononcer leurs résolutions. Il fondait ce sacrifice sur l’exemple de la sortie du Bon Père du grenier de la Motte d’Usseau : « Dans son cœur il avait un brûlant désir du martyre. À peine sorti de sa retraite, il se prosternait au pied d’un chêne et faisait à Dieu le sacrifice de sa vie avec une sorte de joie intérieure […] » Puis, Ladislas continue : « […] Comme notre vénéré Père, mes biens chers frères, vous venez au pied de l’autel, en présence de ses enfants prendre des résolutions de pauvreté, de chasteté et d’obéissance… Dans quel esprit devez-vous prononcer ces premiers engagements dans la vie religieuse ? En esprit de sacrifice pour la gloire de Dieu et le salut du prochain. Oui, si vous voulez être les dignes fils d’un Père aussi embrasé d’amour pour Dieu ; en digne membre d’une société consacrée aux Cœurs Sacrés de Jésus et de Marie, vous devez être animé par l’esprit de sacrifice. »
Enfin, Ladislas termine cette conférence par ces mots et une béatitude en rappelant ceux de l’apôtre Paul : « […] Vous éprouverez alors que le ministre de l’évangile, que le missionnaire doit être un homme de dévouement s’il veut remplir son œuvre, comme l’apôtre et tous ceux qui ont suivi ses traces, vous aurez à éprouver des dangers sans nombre. Heureux alors si vous êtes animés d’un même esprit de sacrifice et si vous pouvez dire, que ni la vie ni la mort… ne peuvent vous séparer de la charité de Jésus Christ. »
Éric avec les Frères SSCC de Charleroi (janvier, 2022)
07/03/2022